Vous n’imaginez pas combien de fois on me demande pourquoi je n’ai pas MA boîte, pourquoi je ne crée pas « MON » activité etc. Et je renvoie souvent la balle sans réellement développer ma pensée. Alors je me suis dit que pour une fois, j’allais m’expliquer.
Pour que vous compreniez bien, soyons claires, je fais quasi le même boulot que si j’étais la gérante de Flexvision. Je gère l’équipe, les clients, les contrats, je suis joignable quasi à toute heure, je ne compte pas mes heures, je prends des décisions importantes, j’engage, je vire aussi quand il le faut (et c’est LOIN d’être une partie de plaisir mais les gens font parfois de très grosses conneries). Bref j’ai les inconvénients. C’est pour ça que souvent, les gens qui me voient bosser se demandent pour quelle raison je ne fais pas mon truc de mon côté.
Sauf que j’ai 45 ans et que j’ai pu regarder pas mal autour de moi et que j’en ai tiré des leçons sur lesquelles je vais revenir.
Aujourd’hui, l’entrepreneuriat, c’est la panacée. Tous ceux qui quittent leur job pour se « lancer à leur compte » y vont de leur quotidien de rêve sur les réseaux sociaux (je bosse dans la com donc forcément, ils font ça sur les réseaux).
Et les gens les croient.
Les programmes pleuvent « Inscrivez-vous à mon webinaire pour comprendre comment j’ai fait un résultat à 6 chiffres l’an dernier ». « Achetez ma formation pour être riche en travaillant 4h par jour ». « Devenez riche sans travailler en créant votre produit digital qui se vendra tout seul ». Il y en a TANT que vous voulez des cours comme ça.
Et si vous écoutez les gens qui vendent ces cours, c’est Byzance. Ils sont « Digital Nomade », « Mumpreneuse », « Selfmade », « Nouveau Bienheureux » et tout et tout. Leur vie, c’est quelques heures de boulot contre mille heures de rêve, de photos les pieds dans l’eau etc.
C’est brillant, c’est joli, ça fait rêver.
Une partie de mon job consiste à vérifier la solvabilité des entreprises qui nous demandent de la com’ pour voir si ce sont des clients solides. C’est comme ça que j’ai pu me rendre compte qu’il y a énormément d’entreprises qui sont dans le rouge alors que sur les réseaux, on a l’impression que c’est le nirvana. Ou alors on constate qu’elles n’ont pas d’employés mais uniquement des indépendants ou des stagiaires, alors que, de nouveau sur les réseaux, on a l’impression qu’ils sont 15. Ou enfin que ça va, mais que niveau trésorerie, elles n’ont pas du tout de quoi faire face à une crise, ce qui peut expliquer la catastrophe économique qu’on a connues durant le Covid.
C’est là que je me suis dit qu’au final, monter une PME n’est pas aussi simple qu’il y paraît sur papier.
Alors on peut devenir entrepreneur tout seul dans son coin. Pourquoi pas. En effet, on pourra faire ses propres horaires et décider exactement de ce qu’on fait de ses journées. Ou pas.
Parce qu’un entrepreneur tout seul se doit de devenir un bon administratif et un bon commercial en plus d’être bon dans son domaine d’expertise. Et les gens qui vendent leurs formations « Comment atteindre un chiffre d’affaires à 6 chiffres » oublient de rappeler que le chiffre d’affaires est LOIN d’être ce qui reste dans ta poche à la fin.
Une fois déduits les frais, les factures des sous-traitants, les locaux, les charges classiques et évidemment les diverses taxes, un chiffre d’affaire à 6 chiffres (et évidemment, il s’agit rarement de 999.999€ mais plutôt de 100.000€), c’est bien mais pas le grand luxe non plus quand on se rappelle qu’il faut en plus souscrire des solutions pour la pension et prévoir le risque de maladie.
On oublie souvent qu’être un entrepreneur seul, c’est ne pas pouvoir se permettre un vrai pépin physique (on appelle aussi ça le « bus effect » : si un bus te renverse demain, que tu t’en sors mais que tu ne peux pas travailler, ta société est morte).
Ce type d’entrepreneur te répondra qu’il met en place des stratégies qui « font rentrer de l’argent sans travail », à savoir de la vente de produits en ligne qui « se vendent tout seuls ». Ils oublient de dire que pour vendre ces fameux produits en ligne, il faut être présent h24 sur les réseaux sociaux. Malheureusement, ces trucs ne se vendent pas tout seuls quoiqu’on laisse croire aux rêveurs. De nouveau, en cas de pépin, adios le jackpot.
L’idéalisation de ce statut fait pourtant que plein de jeunes le choisissent sans réellement peser le pour et le contre et en croyant naïvement tout ce paraître qui déborde sur LinkedIn ou Instagram.
C’est une aventure passionnante, je le reconnais. Construire une entreprise, mener un projet, développer une équipe, c’est grisant. J’ai la chance de pouvoir participer à ça au quotidien et je m’éclate.
Mais je ne prends pas les risques.
Créer une PME avec une équipe, c’est aussi payer des charges salariales hallucinantes. Au départ, je pensais que le brut que je voyais sur ma fiche de salaire correspondait à ce que mon employeur payait pour moi. Mais ça c’était avant. Un employé coute une petite fortune en réalité. Et ça c’est quand il n’est pas malade. Quand il est malade, la PME le paie le premier mois. Intégralement. Qu’il soit remplacé ou non. Alors rien qu’à l’idée de me lancer dans l’aventure et de payer tout ça, je vous jure que moi, je panique.
Créer une PME c’est aussi être responsable des employés et des sous-traitants qu’on choisit et comme plus haut être responsable de TROUVER des clients. Sauf que si tu te foires, tu n’entraînes pas que toi dans la merde, mais toute ton équipe. Si ta boîte se plante, ton équipe n’a plus de boulot. Alors certes, ils retrouveront ailleurs, mais c’est une sacrée responsabilité.
Créer une PME c’est penser à toi mais aussi aux autres. Si tu choisis de jouer un coup de poker, tu as tout intérêt à être prêt à assumer l’impact sur la vie des gens qui bossent pout toi parce qu’ils comptent sur toi pour… ben pour manger en fait.
Alors bien entendu, pas mal de gens créent des PME peu solides, paient ou ne paient pas leurs employés, utilisent des stagiaires en leur confiant des missions d’employés formés (ce qui implique forcément une qualité de travail moindre qui, sur le long terme, impacte aussi la solidité de l’entreprise), vivent sans payer les taxes jusqu’à ce que ça foire et je vous en passe. J’ai vécu dans ce type de boite où le patron est à Dubaï pendant que tu bosses sur un contrat avec zéro sécurité et un salaire de misère qui tombe ou ne tombe pas. Ça existe et c’est courant.
Mais ce mode de vie sur le fil, moi, je sais que je ne pourrais pas. Je mourrais de stress de savoir que tout peut me péter à la figure du jour au lendemain. Que ce que je raconte sur les réseaux, c’est du vent et que derrière, en réalité, je ne sais pas combien de temps on peut survivre.
L’avantage principal du patron ? Il a les bénéfices et l’excitation de créer quelque chose. Et en effet, il se « crée la vie qu’il veut ». Et encore bien ai-je envie de dire parce qu’il vit dans une insécurité telle qu’il faut bien qu’il profite de quelque chose.
Moi, je reste employée parce que les risques, c’est pas mon truc. Les risques, ça m’empêche de dormir. Moi j’ai besoin de savoir que je peux tomber malade et bénéficier de la mutuelle. J’aime bien regarder sur Mypension et voir que j’aurai de quoi finir mes vieux jours quand même. Je n’ai pas un nombre de congés phénoménal, mais j’aime bien me dire que je suis payée même quand je suis sur la plage.
Bref, j’aime la sécurité.
Les entrepreneurs européens comparent souvent notre mentalité à la mentalité super entreprenante des USA. Aux USA, se planter c’est signe de progression. On se plante puis on devient meilleur. Pourquoi pas.
Mais aux USA, les conditions de travail des employés sont difficiles et être entrepreneur est préférable pour peu que ça marche. Pour rappel, aux USA, il n’y a aucune limite du temps de travail pour les employés (40h semaine et heures supplémentaires payées maximum 1,5) et le salaire minimum est de 7,25 dollars de l’heure. Les employés américains ont en moyenne 9 jours de congé par an sinon la majeure partie des congés sont non-rémunérés. Le congé de maternité existe mais n’est pas rémunéré. Et cherry on the cake, il n’y a pas de contrat et pas de prud’hommes. Aux USA, 2/3 des employés travaillent plus de 40h/semaine et plus ils grimpent dans la hiérarchie, plus on attend d’eux des heures de travail en plus. On peut te virer du jour au lendemain. La sécurité de l’emploi est un concept européen.
Alors forcément que là bas, être indépendant est tentant : on attend la même chose d’un employé aux USA que d’un patron, alors tant qu’à faire…
Je ne dis pas qu’être indépendant, pour qui en a la mentalité, ce n’est pas génial.
Ce que je reproche à la tendance actuelle, c’est de vendre ce statut comme miraculeux. Comme une grande partie de rigolade à Dubai. Alors qu’au fond, la majeure partie des entreprises qui se lancent se cassent la gueule et font face à des difficultés de recrutement gigantesques. En France, les start-ups atteignent 49,5 % de taux d’échec dans les 5 premières années. (Source : Insee). 97% des faillites belges surviennent dans des entreprises de moins de 10 employés. En 2020, ça représentait environ 8300 pertes d’emploi.
Le mirage de l’entrepreneur qui réussit sans bosser, je n’y crois pas et pourtant il est à tous les coins de rue. Et quand on gratte un peu, la réalité derrière est loin d’être rose.
En fait, j’ai beaucoup d’admiration pour les entrepreneurs qui tirent leur épingle du jeu. Ils créent des emplois chaque année et aident à faire tourner notre petit pays malgré la difficulté de la chose.
J’ai aussi beaucoup d’admiration aussi pour ceux qui ne s’en sortent pas et qui cherchent de nouveau la sécurité d’un emploi : ça ne doit pas être facile d’avoir tenté de porter un projet et de devoir le ranger au placard.
Je n’en aurais pas dit autant avant de voir l’envers du décor. Et finalement, je relativise vraiment cette fonction.
Et avouons-le, même avec un poste de directrice, c’est tout de même confortable d’avoir un boss sur qui m’appuyer quand ça devient au-dessus de mes compétences. Je n’ai tout simplement pas le courage qui va avec ce statut et je ne pense pas que je survivrais si des gens perdaient leur emploi parce que je n’ai pas pu porter mon projet jusqu’au bout.
Les entrepreneurs sont souvent des héros qui dorment mal. Et moi j’aime bien passer de bonnes nuits.
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