En prévision de mon opération, je fais le plein de tout parce que je ne sais pas combien de temps je vais être « off ». Je vois mes clients pour faire le point, je vois mes amis, je vois même mon dentiste. Bref, par sécurité, je prévois un dernier tour de piste pour être rassurée si la convalescence est plus compliquée que prévu.
Et le fait de voir tout ce monde, pour moi qui vis plus ou moins recluse dans ma maison d’amour, c’est l’occasion d’entendre les unes et les autres parler de leur vie. Et je me dis souvent que bon sang, les choses ne s’arrangent pas.
Je trouve les femmes de moins en moins heureuses. Alors j’entends bien qu’on vit dans un monde capitaliste où « les entreprises nous écrasent » etc etc. J’entends bien que du coup, les gens partent en burn out de partout. C’est simple, autour de moi, j’ai 6 personnes en burn out. Toutes des nanas.
Mais quand je les entends expliquer POURQUOI elles partent en burn out toutes, j’ai l’impression que les raisons ne sont pas les bonnes.
Entendons-nous bien : ce ne sont pas ces burn-out physiques dont je connais les symptômes : moi aussi je sens que parfois, je tire trop sur la corde et que je force un peu sur mes capacités. Ce burn out là fait que ton cerveau te dit qu’il est temps de te mettre en pause et qu’il n’intègrera plus d’informations supplémentaires. C’est un truc qui peut t’arriver même si tu adores ton job, juste parce que tu en fais trop.
Moi, ce que je vois autour de moi, ce sont plutôt des dépressions qu’on attribue au travail par défaut d’autre chose. Parce qu’il est plus facile de se mettre en congé maladie qu’en congé de vie au fond.
Et je me dis que si je prends nos parents, nos mères ou grands-mères, j’en voyais fort peu en burn out. Pourtant quand on y songe, les horaires de travail étaient pires, elles prenaient en charge TOUTE l’éducation des enfants, la gestion de la maison et j’en passe. Et pourtant, point de burn out et si tu discutes avec elles, elles sont assez satisfaites de leur vie. Et je refuse de me dire que c’était tout bonnement parce qu’elles étaient plus fortes.
Alors bien entendu, BIEN ENTENDU, je ne dis pas que leur mode de vie était idéal, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit !
J’avais l’impression qu’il y avait un net progrès dans le partage des tâches moi (qui vis seule, je le rappelle). Mon avis était tout simplement biaisé par une donnée importante : on parle beaucoup de l’égalité des sexes. On parle beaucoup de PARTAGER la charge mentale. Oui mais voyez-vous, on ne fait qu’en parler apparemment.
Parlons chiffres :
Selon l’Insee, en 2010, les femmes prenaient en charge 64 % des tâches domestiques et 71 % des tâches parentales au sein des foyers donc c’est encore nettement inégalitaire.
En 2015, toujours selon l’Insee, les femmes consacrent chaque jour 183 minutes au travail domestique et 95 minutes aux enfants, soit un total de 4h38 par jour. Pour les hommes, le chiffre tombe à 2h26 en moyenne, soit environ deux fois moins.
En 2016, selon l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes, 80 % des femmes indiquent consacrer au moins une heure par jour à la cuisine ou au ménage contre seulement 36 % des hommes. L’enquête a été réalisée à intervalles réguliers depuis 2003. En treize ans, la situation n’a quasiment pas évolué.
Et donc on est toujours « avant », sauf qu’on parle beaucoup plus des inégalités et qu’à force d’en parler, on a la sensation que ça s’arrange un peu. Du moins sur les sacro-saints réseaux sociaux. On voit beaucoup d’hommes lancer des chaines féministes (sur TikTok, y en a plein). On voit beaucoup de gens montrer des progrès de partout. Sauf que statistiquement, c’est bien peu de choses.
Alors je me demandais : qu’est-ce qui fait que les femmes me semblent plus mal que nos mères ou grands-mères ? Si la situation est un peu la même ou du moins sans grand changement, pourquoi on est PLUS mal ?
Moi, je CROIS que si les femmes sont si mal, c’est parce qu’il y a une discordance entre toutes les paillettes et le ressenti réel qui ressort pourtant bien dans les statistiques.
Et on continue de nous vendre du rêve partout. Les réseaux sociaux inondent les femmes d’histoires idylliques et de #couplegoal. Pour peu qu’un homme fasse une lessive, on l’affiche en héros parce qu’on est fier que notre « Marc », lui, soit mieux que les autres. Et un Marc + un John + un Naël, ça donne l’impression que waou, les hommes sont tous des héros sauf le mien. Tout le monde y va de son affichage de couple parfait et plus le temps passe, plus tu en viens à regretter de ne pas vivre dans un film.
En même temps, on voit fleurir des milliers de comptes de femmes « girlboss » et l’entrepreneuriat devient le but ultime. On te raconte que la liberté est dans le fait de gérer son temps comme on veut et d’être « son propre patron ». Des tas de jeunettes se lancent et inondent à leur tour les réseaux de stories où elles vivent leur meilleure vie puisqu’il faut bien démontrer que l’entreprise cartonne mais, si tu reprends les chiffres de l’entreprise, tu vois que c’est la dégringolade et qu’on vit de bouts de ficelles à coups de stagiaires non rémunérées et d’indépendantes précaires qui doivent coller treize jobs pour parvenir à vivre. On les voit ensuite chercher des « mi-temps » employé parce que « il faut bien manger ». Mais ce qu’elles auront vendu à toute une génération c’est que oui, tu peux bosser 4h par jour et rouler en Merco. Parce que le bilan de ta boite ou ton taux d’endettement, on ne l’affiche pas sur Instagram.
Et partout, PARTOUT, cette injonction de bonheur. Partout, on te vend un bonheur total. Il faut trouver le bonheur à tout prix et absolument dans tout. Il faut voyager, il faut être bronzée toute l’année, il faut avoir une maison cocon dans laquelle on est heureux à mort, il faut avoir un couple solide, il faut il faut il faut être heureux.
Et comme tout le monde sur les réseaux semble TELLEMENT y arriver, ben toi, t’as juste l’impression d’être une sous-merde.
Parce que moi c’est ça que j’ai vu chez mes copines ces derniers temps : elles ont l’impression que leur vie, c’est de la merde parce que non, elles ne sont pas 100% heureuses alors que le monde leur dit que c’est ça, le sens de la vie.
C’est ça qu’on te vend aujourd’hui : ton verre DOIT être plein. Plein à en déborder. Alors forcément si tu compares ta vie en développement avec l’image aboutie et lissée d’un univers qui n’existe pas, y a moyen d’avoir mal au bide.
Est-ce que les verres de nos grands-mères étaient plus remplis que les nôtres ? Non, certes pas. Mais elles avaient moins accès à ce rêve constant. Moins accès aussi à nos heures d’oisiveté consacrées à scroller un feed de gens prétendument heureux. Quand elles n’avaient l’occasion d’être envieuse que de la voisine Micheline pour sa nouvelle mise en pli, nous, on a l’occasion de nous repaître de TOUTES LES VIES d’inconnues qui n’affichent qu’une devanture parfaite. Et la voisine Micheline, nos mères avaient l’occasion d’entendre les engueulades du vendredi soir. Sur Instagram, ces engueulades sont bien silencieuses.
Nous voici toutes devenues des Madame Bovary en puissance, portées par des milliers de rêves qui ne sont même pas les nôtres et bien entendu, ça pousse à l’envie de se jeter par la fenêtre. Bien entendu qu’à force de courir tous ces lièvres, on ne peut qu’être rancoeur et peine. Voilà pourquoi je pense que tant de gens sont dépressifs.
A force de leur vendre que le bonheur total est accessible, on les a tous rendus malheureux.
Je suis fatiguée qu’on me dise que je suis courageuse comme si ma vie n’était qu’un fardeau à porter.
Le bilan de ma vie comme les gens autour de moi le voient :
Je vous fais mon bilan comme moi je le regarde :
En somme, ce n’est pas parfait mais concrètement qu’est-ce qui l’est ? Qui peut honnêtement dire que sa vie est parfaite ?
Personne n’a à la fois :
Si le bonheur c’est ça à tes yeux, petite fille, tu ne risques pas de l’atteindre. Désolée d’être un oiseau de mauvais augure.
Je pense donc qu’entre nos mères et nous, c’est la capacité de profiter des choses que l’on a qui s’est perdue au milieu de cette course au bonheur. Les conditions de vie ne sont pas devenues catastrophiques, elles ont connu les mêmes difficultés, des crises économiques aussi, de l’injustice de partage des tâches etc mais elles n’avaient pas sans cesse devant les yeux cette injonction au bonheur constant bourré d’objectifs inatteignables.
Et même s’il est normal de lutter pour obtenir une vie qu’on aime, passer sa vie à regarder ce qu’il y a dans l’assiette de l’autre nous empêche de mettre des fleurs dans la nôtre. On ne peut pas être heureux en voulant être partout parfait et en croyant que les autres y parviennent. Et attendre que tout soit parfait pour profiter des instants de bonheur, c’est passer à côté de sa vie.
C’est tout ce que je peux conseiller. Moi j’ai choisi. Et je choisis tous les jours. On choisit un axe et on le travaille et en attendant, oui, les autres s’étiolent et c’est pas si grave.
Je ne lutterai pas au quotidien pour convaincre un homme que partager les tâches serait plus juste. Mais je ne vivrai pas non plus dans la rancoeur pour ça. C’est un combat qui me rendrait folle et je préfère ne pas tenter de remplir mon verre avec cette donnée.
Mais je lutte pour parvenir à un confort financier qui me permet de réaliser quelques rêves, que je savoure avec plus de délectation parce que justement je les ai construits et attendus.
On ne peut satisfaire totalement que quelques pans de la vie et ce n’est pas grave : construire ce qui fait son bonheur, ça en fait aussi partie. Poser des choix, choisir ce qui compte et avancer pour ce qui compte. Le reste, c’est une injonction sociale. Si tu as envie de tout, c’est que tu n’as envie de rien profondément. Et si tu ne sais pas de quoi tu as envie, crois-moi que tu sauras ce qu’est le bonheur quand tu auras cherché au fond de toi ce qui compte vraiment.
Mon verre est à moitié plein. Il ne sera jamais totalement plein. Et j’en suis très heureuse comme ça.